Le Faiseur de Rêves est un roman de Laini Taylor publié chez Lumen éditions. Je vous ai résumé l’histoire (sans spoil) et livré mon avis sur cette lecture dans la première partie de cette chronique. Ici, je vais m’attacher à analyser l’impressionnant réseau de symboles qui court dans l’oeuvre. Je considère donc que vous avez déjà lu le texte ou que ça ne vous dérange pas d’être spoilé 😉

Autre petit disclaimer : cette analyse est loin d’être exhaustive, on trouve beaucoup d’autres choses dans ce roman, j’ai choisi d’approfondir les thèmes qui me parlent et je vous invite à prendre en compte ce biais là. Cela reste une analyse avec sa part de subjectivité, Laini Taylor est une autrice américaine avec des codes culturels et des références différentes des nôtres et n’a peut-être jamais voulu mettre ces messages dans son texte 😉

On est bon ? Alors, c’est parti !

Bleu comme la peur

La première chose qui frappe, qui saute aux yeux dans Le Faiseur de Rêves, c’est l’omniprésence du bleu. Il se pavane sur la couverture, il orne les peaux de certains personnages et la citadelle est entièrement composée de mésarthium : un métal bleu. Le bleu est partout. Mais il est associé aux divinités terribles qui ont persécuté la cité de Désolation pendant des siècles. Leurs cinq enfants rescapés du massacre perpétré par les humains ont la peau bleue et leur citadelle imprenable est aussi de cette couleur. Une telle prégnance n’est jamais anodine, mais alors pourquoi le bleu ?

Quand on pense au bleu, on a d’abord en tête la royauté avec ses nobles sensés avoir le sang bleu dans notre culture occidentale. Et, déjà, cela pourrait coller. Les habitants de la citadelle à la peau bleue se sont servis des humains pendant des siècles en en faisant leurs esclaves. Il y a clairement un rapport régalien entre ces dieux qui ont pris de force la liberté des humains et les humains qui se font dominer.

Mais on peut creuser un petit peu plus la symbolique du bleu pour se rendre compte qu’il ne pouvait pas y avoir une autre couleur dominante dans ce texte (ou alors elle aurait eu beaucoup moins de sens).

Si de nos jours le bleu est la couleur favorite d’une majorité de personnes en Europe, il y a quelque chose que j’avais appris en cours de littérature antique à la fac et qui m’a marquée : dans l’antiquité gréco-romaine, on n’aime pas le bleu. Déjà parce que c’est galère de manier le pigment pour colorer les étoffes mais surtout parce que c’est une couleur associée aux barbares celtes et germains. Les guerriers qui viennent de Gaule ont l’habitude de se peinturlurer le visage et le corps avec une pâte tirée de la guède, une plante qui donne une substance bleu. Cette pratique leur fait un air un peu fantomatique qui effraie leurs adversaires.

Donc dans l’antiquité, le bleu est associé à la barbarie et c’est presque une couleur qui fait peur. Vous voyez où je veux en venir ? On peut très facilement établir un lien avec les dieux complètement barbares du Faiseur de rêve et la peur viscérale du bleu développée par les humains persécutés.

Pour la petite histoire, ce n’est qu’au moyen âge que le bleu devient la couleur du manteau de la vierge dans l’iconographie chrétienne (parce qu’on arrive enfin à stabiliser le pigment et à obtenir une couleur intense pour la peinture), puis il devient royal en représentant les rois de France. Entre le 15e et le 17e siècle certaines couleurs sont interdites pour s’habiller, d’autres obligatoires en fonction de qui l’on est (cette pratique servait à stigmatiser certaines catégories de la population) mais le bleu n’est ni l’un ni l’autre, il n’est ni obligatoire, ni interdit. Il est libre.

Le bleu c’est donc la couleur du renversement des valeurs : d’abord associée aux barbares, puis religieuse et royale et enfin assez neutre. Encore une fois, le lien au Faiseur de Rêve est assez facile à faire quand on sait combien les codes moraux sont bouleversés dans ce texte et à quel point notre avis est amené à changer en fonction des révélations.

Le dictionnaire des symboles (référence en bibliographie) soulève que, dans la nature, le bleu est souvent constitué de vide et de transparence (la mer, le ciel, le verre), ainsi c’est une couleur immatérielle qui se fait volontiers chemin vers l’infini, ou le réel se transforme en imaginaire. “Entrer dans le bleu c’est un peu comme Alice au Pays des merveilles, passer de l’autre côté du miroir. Clair, le bleu est le chemin de la rêverie, et quand il s’assombrit, ce qui est conforme à sa tendance naturelle, il devient celui du rêve. La pensée consciente y laisse peu à peu la place à l’inconsciente, de même que la lumière du jour y devient insensiblement lumière de nuit, bleu de nuit.” On est clairement dans Le Faiseur de rêve.

Le bleu, en termes de symbolique, c’est le domaine de l’irréalité. Il résout les contradictions et les alternances comme le jour et la nuit, et on sait à quel point cette rotation est importante dans le roman puisque Lazlo et Sarai ne peuvent se retrouver que lorsqu’il fait nuit. Que le dictionnaire des symboles affiche : “le bleu n’est pas de ce monde; il suggère une idée d’éternité tranquille et hautaine, qui est surhumaine ou inhumaine” me porte à croire que ce n’est vraiment pas un hasard si l’autrice a jeté son dévolu sur cette couleur.

C’est de notoriété publique, Kandinsky a beaucoup travaillé autour du bleu, et dans sa conception, cette couleur est à la fois un mouvement d’éloignement et une forme d’introspection qui attire l’homme vers l’infini et éveille en lui une soif de surnaturel. On comprend dès lors son importante signification métaphysique.

Le peintre oppose la profondeur du vert qui donne une impression de repos terrestre et la profondeur du bleu qui impose une certaine gravité, solennelle. Selon le dictionnaire des symboles, cette gravité appelle l’idée de la mort. On pense aux murs des nécropoles égyptiennes, “sur lesquels se détachaient en ocre  rouge les scènes du jugement des âmes, qui étaient généralement recouverts d’un enduit bleu clair. On dit aussi des Égyptiens qu’ils considéraient le bleu comme la couleur de la vérité. La Vérité, la Mort et les Dieux vont ensemble, et c’est pourquoi le bleu céleste est aussi le seuil qui sépare l’homme de ceux qui gouvernent, de l’au-delà, son destin. ». Le bleu est intimement lié à une idée de force supérieure, d’au-delà comme il est associé aux Dieux et à la mort qu’ils amènent avec eux dans le roman de Laini Taylor.

Enfin, j’ai envie de mentionner la notion de peur parce qu’elle est omniprésente dans le texte. Les habitants de Désolation sont rongés de terreur, alors même qu’ils pensent les dieux morts depuis 15 ans. Sarai, en insufflant les pires cauchemars dans leurs rêves, connait les peurs les plus intimes des hommes. Or, ne dit-on pas que les peurs les plus terribles sont … des peurs bleues ?

L'âme et les papillons

Sarai, elle aussi, est particulièrement intéressante quand il s’agit d’analyser les symboles qui l’entourent. Son pouvoir se manifeste à travers une nuée de papillons de nuit qui sortent de sa bouche à la nuit tombée. Evidemment cet insecte n’a pas été choisi au hasard puisque le papillon porte toute une symbolique liée à la métamorphose. Sa chrysalide renferme tout le potentiel de son être. Le papillon est transformation et on voit bien le rapprochement avec cette héroïne qui va vivre une réelle transformation en rencontrant Lazlo, jusqu’à changer de camp et défendre les humains face à Minya.

Mais au delà de la métamorphose, on peut aussi analyser le papillon comme un symbole de résurrection. Avec la sortie de la chrysalide envisagée comme une sortie du tombeau. Un symbolisme de cet ordre est utilisé dans le mythe de Psyché, qui, devenue immortelle est représentée avec des ailes de papillon.

En faisant des recherches pour cet article, j’ai aussi appris que chez les Aztèques, le papillon est un symbole de l’âme, ou du souffle vital, qui s’échappe de la bouche de l’agonisant. Et ce ne sont pas les seuls, une croyance populaire de l’Antiquité gréco-romaine donne également à l’âme quittant le corps la forme d’un papillon. Coïncidence ? Peut-être, mais tout de même avouez que ça fonctionne bien avec Sarai et ses éclats d’âmes-papillons ^^

Transmutation

Dans un monde où l’alchimie existe, on ne peut pas faire l’impasse sur le rapport aux transmutations mais aussi aux matières. Si le métal est omniprésent dans ce roman, il est immuable. En effet le mésarthium, ce métal bleu et froid qui constitue la Citadelle ne bouge pas. C’est bien là l’objet des préoccupations d’Eril-Fane (et la raison de la venue de Lazlo) : trouver des scientifiques, artificiers ou alchimistes capables de faire fondre ou de démanteler cette matière inviolable.

Si l’on regarde du côté du symbolisme, celui des métaux est très prégnant. On pense notamment aux forgerons parfois exclus de certaines communautés parce que leur activité était réputée comme relevant de l’ordre infernal (la forge est assimilée au feu souterrain et donc à l’enfer). Ce n’est pas sans rappeler ce mésarthium devenu tabou à force de symboliser les dieux persécuteurs, que les habitants n’osent même plus regarder.

Dans ce feu infernal qui fait fondre et modèle la matière, il y aussi une idée de purification et de transmutation. La fusion est comparable à une forme de mort, la transmutation à une renaissance. Ca ne vous rappelle pas quelqu’un ? C’est Sarai qui meurt et dont l’âme devient esprit, ce sont les enfants des dieux qui basculent, les valeurs des hommes qui vacillent, les convictions de Lazlo qui se transforment …

Les prunes

Enfin j’aimerais m’arrêter quelques instants sur l’image du prunier, récurrente dans le roman : c’est le seul arbre fruitier qui pousse à la citadelle, les prunes sont une des seules sources de nourriture des enfants des dieux, parfois elles s’écrasent dans les rues de la Cité, les lèvres de Sarai sont souvent comparées à des prunes mures …

Le prunier, est une thématique courante dans la peinture d’Extrême-Orient. Comme il fleurit à la fin de l’hiver, il représente souvent le renouvellement sur le point de se manifester. Tiens, tiens, ne serait-ce un des thèmes forts du roman ?

La prune a, parfois, dans les rêves, une signification érotique et trahit un désir, et on ne peut s’empêcher de penser aux étreintes oniriques de Sarai et Lazlo.

Le champs des possibles

J’aurais pu, à l’occasion de mon point sur l’inversion des valeurs vous parler aussi des mouvements ascendants et descendants dans ce roman, de la verticalité de cette citadelle dans le ciel, de ses personnages qui montent pour aller vers l’enfer, de la chute de Sarai qui tombe. De cette image de la Tour, ou Maison Dieu au tarot, symbole de notre corps amené à s’ouvrir à l’imprévu … Mais ce billet est déjà bien assez long et j’espère avoir réussi à vous montrer qu’il regorge de double sens, de références, d’infinies possibilités d’interprétations et que littérature jeunesse peut rimer avec profondeur !

Bibliographie :

  • Dictionnaire des symboles : Mythes, rêves, coutumes, gestes, formes, figures, couleurs, nombres, Jean Chevalier, Alain Gheerbrant, 1997, Bouquins éditions
  • Bleu, Histoire d’une couleur, Michel Pastoureau, 2014, Seuil
Categories: Lecture

Sandy

Les livres et les bonnes histoires m’ont toujours accompagnée. Dans mes loisirs, comme dans mes études. Après un baccalauréat littéraire, j’ai suivi ma passion jusqu’en licence de Lettres Modernes puis jusqu’en Master à l’intitulé nébuleux (Imaginaires et Genèses littéraires) après lequel j’ai pris une année de pause en pensant me consacrer à mes petits projets trop longtemps remis au lendemain avant de poursuivre mon cursus en thèse. Cette année fut d’une richesse incroyable, j’y ai appris énormément de choses et surtout j’ai entrepris ! J’ai lancé ma chaîne youtube, le présent blog, j’ai fondé Magic Mirror éditions, j’ai écrit mon premier roman et entamé le deuxième … Tant et si bien que la thèse attendra encore un peu

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